Le véritable prix du pétrole 

Enquête avec l’ONG Acción ecológica sur les impacts de l’extraction de pétrole sur les populations d’Amazonie équatorienne.

Par Justine Festjens

Depuis plus de vingt ans, l’ONG Acción Ecológica lutte aux cotés des communautés indigènes de la région nord de l’Amazonie équatorienne contre l’extraction effrénée de pétrole des entreprises TEXACO puis PETROECUADOR qui met en péril les droits sociaux, politiques et la survie même des populations autochtones.

Reportage d’une lutte contre les abus des entreprises pétrolières: des scientifiques pour enquêter, des clowns pour apporter de la légèreté.

Focus sur une action très humaine contre une entreprise déshumanisée.

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Photo : Justine Festjens

Le 4X4 fuse sur la route qui découpe d’un trait noir-asphalte la nature exubérante de la jungle amazonienne. C’est Orso qui conduit, « l’ours » au grand sourire qui va nous permettre de passer sans encombre les barrages militaires qui cernent les communautés vivant aux alentours des raffineries de la zone de Lago Agrio, non loin de la frontière colombienne, dans la province équatorienne de Sucumbios.

A côté de lui se trouve Adolfo Maldonado, un « vieux de la veille » de l’ONG qui travaille depuis vingt ans sur l’impact des usines à pétrole sur les populations locales. C’est lui qui a enrôlé pour ce périple les trois jeunes de la banquette arrière, un couple de français, Carole et Rafael, et Fernando, un colombien. Jongleurs et clowns ambulants, ils sont là pour voir la réalité humaine du pétrole et apporter en échange un peu de légèreté aux enfants qui vivent dans cet environnement nauséabond.

Après de longues heures de route depuis Quito jusqu’à la ville de Lago Agrio, l’équipe arrive enfin au champ pétrolier n°7 où portera son enquête pour la semaine à venir. Les maisons sur pilotis défilent le long de la route et  on voit apparaître les premières flammes ou « mecheros » ces grandes flammes qui brûlent les gaz émis des puits d’extraction.

De  l’or noir pour financer la « Révolution Citoyenne »

Appartenant traditionnellement à des populations indigènes, cette région de la jungle amazonienne s’est vite reconvertie en champ pétrolier lorsque, dans les années soixante, les promoteurs de l’entreprise états-unienne TEXACO ont découvert ce nouveau Sour Lake City (ville texane reposant sur une mer de pétrole et qui a donné son nom à son homologue équatorienne « Lago Agrio »).

Commençant l’extraction à grande échelle en 1974, l’entreprise vend peu à peu ses droits à l’équatorienne PETROECUADOR. Cette dernière est chargée de récolter le fameux « or noir » qui financera la « Révolution Citoyenne » du Buen Vivir proposée par le président Rafael Correa.

Selon le Los Angeles Times, on estime qu’en 20 ans, 1,7 milliards de barils auraient été extraits du champ de Lago Agrio pour un bénéfice de 25 milliards de dollars.

Source providentielle de revenu pour un gouvernement qui cherche à mettre en œuvre des programmes sociaux innovants, l’exploitation des champs pétroliers n’est pas sans prix: elle entraîne d’irréversibles contaminations des eaux et de l’air, provoquant de très graves troubles sanitaires et sociaux sur les populations environnantes et à une proportion  alarmante.

L’équipe rejoint trois scientifiques, déjà sur place : une chercheuse espagnole Ingrid Dosdedos et deux biologistes de la région Alexandra Arranda et Nelson Cuenca, dont la mission consiste en ce moment à interviewer les familles afin de recenser les maladies chroniques liées à la contamination de leur environnement.

Pendant que les uns, enfilent leurs déguisements entourés de toutes parts d’enfants excités, les autres, plus sombres se partagent les dernières instructions avant de commencer de passer de familles en familles.

Vous êtes ceux qui enquêtent ? Non, non, on ne peut pas parler des pétrolières !

C’est souvent comme ça que commencent les entretiens. Personne ne veut parler du pétrole parce que tout le monde en vit.

– C’est vrai qu’on en souffre mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse d’autre ?, remarque un père de famille.

Ici, on travaille, on vit, on n’existe que par le pétrole. Les villages se suivent et se ressemblent : l’or noir a amené les investissements étrangers, les puits et la route. Cette route qu’ont prise des paysans pauvres en quête d’un Eldorado dont ils mesurent maintenant le coût. De nombreux rapports de l’ONG ont déjà montré que la zone est très fortement polluée, d’une part par les gaz émis qui entraînent des pluies acides et  ensuite et surtout par les déchets de l’extraction jetés dans le fleuve  ou qui s’infiltrent dans les terres et polluent les eaux que 75 % de la population utilisent faute d’alternative.

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Les pipelines sont omniprésents dans la zone. Photo: J.F.

Au fur et à mesure du séjour, les langues se délient. Peu à peu, on accepte à demi-mots de parler des maladies. Il y a les fausses couches à répétitions, les cancers visiblement plus nombreux chez les familles qui vivent le plus près des puits, les mots de tête des enfants… Ces phénomènes sont connus de tous, mais il s’agit pour l’ONG d’en évaluer précisément l’ampleur afin de fournir un rapport fiable à la « Defensoria del Pueblo » et appuyer, face à l’immobilité des responsables de l’entreprise et du ministère de la santé, la lutte commencée dès les années 90 par la communauté pour retrouver une vie digne.

Chaque maison révèle une nouvelle histoire. Ce couple, par exemple, qui avait tout d’abord refusé l’entrée aux enquêteurs avant de céder :

« Nous ne parlerons pas de l’entreprise, mais on veut bien parler des maladies. »

Le diagnostic est accablant. La maison est cernée des puits de Petroecuador. Le mari, gardien de nuit dans la raffinerie de Lago Agrio, a été le premier à payer le prix du pétrole. De maux de tête en migraines, il a fini par être victime d’une rupture d’anévrisme. Le centre de soin pour les travailleurs de l’usine a refusé de le prendre en charge car « leurs ambulances étaient en panne », et l’a renvoyé chez lui avec du paracétamol.

-Heureusement, mon frère a une camionnette, confie-t-il. Il a pu m’amener à Quito [huit heures de route de montagne] où j’ai pu avoir un lit dans un hôpital, sinon j’étais mort.

Tout le monde n’a pas eu la même « chance » : à quelques kilomètres de cette maison, une famille a récemment perdu une petite fille de six ans atteinte de leucémie.

Les interviewés parlent aussi beaucoup des conséquences de la pollution sur l’agriculture dont ils dépendant pour leur alimentation et pour assurer un complément de revenus.

« Quand on a appris qu’ils allaient creuser un puits à côté de chez nous on était heureux. Nous apprend Marcelo Diaz. On pensait que ça allait nous rapporter de l’argent. Mais on s’est bien trompé. D’abord on a vu que le manioc ne poussait plus, ensuite c’est le café qui s’est arrêté et on a perdu beaucoup de bêtes. »

Comme d’autres, Marcelo a essayé d’obtenir des réparations de PETROECUADOR mais il a fini par cesser suite à des menaces répétées de perdre son emploi puis même d’être tuer s’il continuait de se plaindre.

La matinée s’achève sur ces discours des plus alarmants et nous rejoignons peut-être soulagé les jeunes et leurs nez rouges. Ce ne sont plus des regards méfiants qui accueillent l’équipe mais les sourires et les yeux arrondis des enfants.

Le rendez-vous est fixé à l’école de la communauté, où de nombreux visages impatients attendent déjà la troupe quand elle arrive enfin. La magie prend vite. Petits et grands se ruent vers les jouets, quilles, cerceaux et ballons, disposés sur le sol. Il en manque alors on se met à jongler avec ses tongs, système D oblige.

La rareté de ce genre de moment se mesure à l’enthousiasme du groupe.

« C’est la première fois que mon fils voit un clown, vous savez ? ! »

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J.F.

Si l’humeur est au beau fixe, elle ne  laisse pourtant pas oublier l’ombre qui pèse sur le village. Il y a d’abord ces enfants avec des malformations, sûrement nés des grossesses difficiles dont parlaient les médecins. Et puis ces jeunes filles qui jouent comme des enfants et qui sont déjà mères.

L’atelier s’achève mais ce bon moment partagé vaut à l’équipe une invitation chez Magdalena Bohorquez, la cheffe de la communauté, jusqu’ici restée méfiante.

Elle tient à nous expliquer les dégâts sociaux qu’entraîne l’installation des usines à pétrole sur la communauté.

« Le problème c’est que le pétrole a détruit  les liens de solidarité qu’on avait entre nous. Les usines paient bien mais il n’y a pas de travail pour tout le monde alors ça crée des conflits et ils en jouent. Et puis, il y a l’alcoolisme. Que voulez-vous que les hommes fassent d’autre dans la jungle avec tous ces dollars ? Les hommes commencent à travailler assez jeunes, se trouvent vite une femme mais les mariages tournent mal à cause de toutes ces tensions. Il y a beaucoup de violence. »

Et lorsqu’on la questionne sur la contamination : « Bien sûr, todos somos contaminados (nous sommes tous contaminés) … mais on n’a jamais reçu de compensation. On a demandé à Petro [PETROECUADOR] qu’il nous aide. Tout ce qu’on reçoit ce sont des effondrements [des tubes de pétrole] et des menaces. »

On est loin de Quito et des discours enthousiastes d’une « Révolution Citoyenne » financée par les pétrodollars.

La semaine s’achève déjà et le bilan est plus lourd encore que ne le redoutaient les scientifiques.

« C’est terrible, constate l’un d’entre eux, on aurait pu croire que les conditions de l’extraction se seraient améliorées avec l’arrivée d’une entreprise équatorienne mais l’extraction est plus intensive encore, et dépasse de loin les normes sanitaires et environnementales fixées par le pays. »

Il n’y a pas de place au doute quant aux conséquences de l’extraction sur la santé des personnes : dans  cette zone, 32%  des personnes meurent d’un cancer soit 5 fois plus que la moyenne de la province de Sucumbios de 5,6 %, sans parler des autres formes de maladies et des souffrances sociales de la population.

Il reste pourtant encore beaucoup de chemin à parcourir avant que ces familles puissent recouvrir des conditions de vie dignes et qu’elles soient indemnisées pour toutes les violences qu’elles ont subies.

Heureusement, les activistes d’Acción Ecológica ne sont pas près de flancher. Ni eux, ni d’ailleurs tous ces hommes et femmes qui se battent au jour le jour pour préserver leurs familles et leur communauté contre la voracité pétrolière.

L’équipe s’en ira ainsi avec l’image d’une Amazonie contrastée qui souffre, mais qui résiste aussi. Pour les uns, c’est déjà une prise de conscience, pour les autres c’est un pas de plus dans un combat qui ne pourra s’achever que par une prise de décision politique de ne pas aider les uns au sacrifice des autres. Et d’espérer un jour dépasser le cynisme affiché de ce panneau qui ne trompe plus personne : « Petroproduccion [de Petroecuador] : travaillant pour les communautés d’Amazonie ».

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